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LEAP22 Stefania Crişan

« Il n’est pas question d’esthétiser la catastrophe écologique. »

Quatre artistes sont en lice pour remporter le prix d’art contemporain LEAP – The Luxembourg Encouragement for Artists Prize organisé par les Rotondes et présenté par RTL. Parmi elles/​eux, Stefania Crişan dont l’œuvre est profondément marquée par une visite, en 2017, de l’ancien village de Geamăna, inondé volontairement dans les années 1970 et devenu bassin de décantation pour les activités d’extraction de cuivre toujours en cours.

Stefania, ta pratique artistique a débuté avec la peinture. Pourquoi est-il devenu nécessaire d’avoir recours à d’autres techniques après avoir vu le lac de Geamăna?

À l’époque, je ne faisais que de la peinture, à l’exception d’installations sur la mort de la peinture. Mais quand j’ai vu ce paysage, cette catastrophe écologique, je me suis mise à filmer, malgré les panneaux d’interdiction. Ces images m’ont hantée à mon retour, j’y pensais en permanence. 

Et un jour, je me suis mise à chanter, alors que je ne chantais jamais. Il m’est revenu à l’esprit une chanson de mon enfance − une phrase en particulier : « Luminează-mi calea, dătătorule de lumină » (Illumine mon chemin, toi qui donnes la lumière). En réalité, ce n’est pas « chemin », c’est « chemise » mais mes souvenirs ont fait une connexion avec le paysage qui avait du sens. Ensuite, j’ai écrit une nouvelle chanson et au bout de cette journée de chant, j’ai eu une vision pour une performance, avec de la terre, la forme du lac, des pigments, du carbonate de calcium (utilisé pour neutraliser l’acidité du lac). C’était la naissance de Reverse the entropy, l’œuvre que j’ai déjà pu montrer dans 5 pays, le premier chapitre d’un travail plus vaste.

Le lac de Geamăna semble être d’une beauté terrible. On ne peut pas douter de l’intensité de l’expérience!

J’en tremblais en filmant! Mais je me demandais : Comment puis-je trouver ça beau? J’étais traversée par la culpabilité et ma propre responsabilité. On touche à la notion romantique du sublime. Mais je ne voulais pas montrer mes images dans une optique purement esthétique, c’est pour cela que j’ai ajouté des sous-titres à la vidéo, un point de vue subjectif qui ramène à l’histoire du lac. Cette émotion si intense devait servir d’appel à l’action, il n’était pas question d’esthétiser la catastrophe.

Lors du LEAP, tu montreras une autre œuvre tirée de cette expérience.

En effet, j’exposerai le projet Geamăna avec un focus sur son 3e chapitre, Le monde perdu. Il s’inspire de ma 3e visite au lac lors de laquelle j’ai vu des abeilles mortes sur les fleurs. Toute la performance est un hommage aux abeilles, avec deux voix qui répètent les mantras « Albina‑i pământ, pământu‑i albină » (L’abeille est la Terre, la Terre est une abeille) et « Catastrofa ne aduce aminte de inima noastră » (La catastrophe nous rappelle notre cœur). 

L’installation figure un espace qui pourrait être l’intérieur de l’église immergée au fond du lac. La fenêtre est un vitrail à travers lequel la catastrophe se devine, peinte avec de la cire et de l’argile – l’argile représentant pour moi une connexion avec la Terre. On peut voir une vidéo accélérée de la fonte et du réchauffement de la cire dans un récipient que j’ai modelé pour le second chapitre, Ophelia and the Anthropocene. Elle est projetée sur un tambour qui, à mon sens, touche à quelque chose d’ancestral et se rapporte à de nombreuses cultures. ll est suspendu par une corde qui semble monter vers le ciel. Je peins une autre corde, à l’argile, sur les murs qui nous relie à la Terre et rappelle les cordes sculptées des églises de Transylvanie. Et puis, il y a aussi un élément autobiographique, le tamis de farine, souvenir de ma grand-mère qui faisait son pain et métaphore de la création d’un nouveau monde. (ci-dessous: Le monde perdu, photo © Oliver Dietze)

Au final, le projet et ses 3 chapitres découlent d’un seul paysage, d’un moment vécu dans toute son intensité. Qu’est-ce que tu en retiens pour l’évolution de ta pratique?

Je sais à présent que je dois rester authentique et que je peux faire confiance à mon intuition – même si j’ai dû chanter devant 50 personnes différentes pour, en quelque sorte, obtenir leur « validation » et enfin surmonter ma peur de chanter en public!

Ce sont des pièces qui ont été créées à travers des émotions. À chaque fois que j’ai donné Reverse the entropy, j’ai constaté que la chanson ouvrait le cœur des personnes qui viennent pour ressentir l’art, de tou·te·s les spectateur·rice·s, humains et animaux. C’est un moment presque cathartique. Il est beaucoup plus facile de parler du lac, d’écologie, d’éthique, de politique une fois qu’on a ouvert les émotions circulent. C’est finalement une autre forme d’activisme, plus poétique.

En quoi les concours comme le LEAP sont des étapes nécessaires pour un∙e artiste?

Pour être honnête, créer un portfolio et poser ma candidature à des concours est la partie du métier que j’aime le moins. Comment résumer mon travail en 10 pages? Comment expliquer mes performances avec quelques photos alors même l’écho de la pièce est important et qu’une grande partie de mon travail est intuitive? 

En ce qui concerne le LEAP, j’étais persuadée que je n’avais pas assez d’expérience pour postuler. C’est un ami artiste qui m’a convaincu, heureusement. Je veux que mon travail soit vu, je veux avoir l’opportunité d’en parler. Je ne suis pas représentée par une galerie, j’en ai été un peu méfiante jusqu’il y a peu et je ne sais pas encore très bien comment naviguer le monde de l’art. Alors, un prix comme le LEAP, c’est une chance d’établir des liens avec des institutions et de montrer mes œuvres pour faire vibrer le cœur des gens.