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Arts de la scène Chacun ressentira des choses selon son vécu”, interview de Minuit

L’équipe de Minuit a répondu à nos questions lors de leur résidence chez nous
© Eric Engel

En résidence dans la Black Box pendant 10 jours à la fin septembre, l’équipe de Minuit a répondu à nos questions sur la genèse du spectacle, les accidents heureux, les émotions et l’importance des contrastes en chacun de nous. Entretien. 

Crédit photos © Eric Engel

Est-ce que vous pouvez vous présenter ?

Grégoire Terrier : Je suis Grégoire Terrier, je suis musicien et compositeur pour des films et le spectacle vivant principalement. 

Sophie Raynal : Je m’appelle Sophie Raynal je suis dessinatrice. Ma spécialité c’est le direct, à travers les reportages, les prises de notes et les spectacles. 

Florence Kraus : Moi c’est Florence Kraus, je suis musicienne saxophoniste. Je fais beaucoup de lives dans plein de styles de musiques différentes. Je fais aussi beaucoup de spectacles dans lesquels j’ai la particularité de construire aussi des objets sonores et des instruments avec des matériaux de récupération.

Coline Grandpierre : Je m’appelle Coline Grandpierre, je suis dessinatrice et ça fait un an que je me spécialise aussi dans le dessin en direct. Et à côté je fais plusieurs types de dessins, du plus personnel au plus abstraits, en passant par ou l’illustrations ou les gravures…

Est-ce que vous pouvez nous parler de la genèse de Minuit ? Est-ce que l’idée d’allier à la fois musique et dessin était là depuis le début ?

FK : Avant Minuit, Grégoire et moi avions fait un spectacle qui était un ciné concert pour lequel on avait créé toute la musique et tous les bruitages de films d’animations dont on avait enlevé le son (ndlr : Curieuse Nature programmé aux Rotondes en 2020 et 2021). Et on ne pouvait pas s’empêcher de penser à nos propres films. Et comme dans la vie on est ami·e·s depuis longtemps, on avait envie de créer notre propre film. On s’est donc mis ensemble avec l’intention de réaliser un film avec notre propre histoire, nos propres dessins, notre propre storyboard. Et dès le début on avait bien pensé que la musique et le dessin seraient en parallèle tout le temps. 

SR : Au départ Grégoire avait envie que ce soit en noir et blanc. On a initié des recherches graphiques, pour savoir quelle histoire, quelles réflexions ou quelles thématiques pourraient fonctionner autour de ça. On est d’abord partis de l’effet graphique, ce qui a fait naître l’histoire, plutôt que l’inverse.

Vous citez l’œuvre le Vicomte Pourfendu d’Italo Calvino comme inspiration, en quoi ce livre a inspiré le spectacle ?

SR : Comme il faut raconter une histoire pour un spectacle de 45 minutes, il faut du beau et du sens. C’est alors en pensant au noir, au blanc, au bien, au mal que j’ai repensé à ce livre. Je l’ai relu, et j’ai trouvé que c’était une super inspiration. Et même une inspiration graphique. Au-delà du noir et blanc, il y a le fait que le personnage soit découpé, avec le papier coupé ça pouvait bien marcher. 

La question des contrastes semble être au cœur de l’œuvre. Qu’est-ce qui vous a tant plu là-dedans ? 

GT : La part d’ombre et de lumière en chacun de nous. C’est quelque chose qui nous parle, je pense, à toutes et à tous. C’est marrant d’ailleurs que tu dises le mot « contraste » parce que moi ça fait 20 ans que c’est mon obsession. J’avais fait en 2014 un album solo qui s’appelait Syrinx et son sous-titre c’était « Contrast ». Ce truc d’ombres et de lumières ça m’a toujours passionné et en en parlant aux autres, on s’est tous·tes dit que c’était universel. C’est une thématique qui n’est pas trop abordée.

FK : Puis le contraste est tellement vaste comme sujet, que c’était suffisant comme point de départ quand on ne savait pas encore trop vers où on souhaitait aller. Ça laisse une grande liberté pour la musique, le plastique, l’histoire. On s’est accroché·e·s à ça et on est partis de là. 

CG : Ça donne un cadre mais qui te permet d’aller suffisamment loin. 

SR : Ça permet à l’image de faire des choses à la fois abstraites et figuratives et de les lier, car elles ont ce point commun.

GT : Et en musique c’est limite peut-être encore plus un défi, de représenter cette idée de contraste sans une image. 

D’où le fait que la musique soit jouée en live ?

FK : Oui complètement, c’est le but même du spectacle. Et surtout, je suis musicienne live, et ça ne m’est jamais arrivé de créer une musique que je ne performerais pas en live ou que je ne jouerais pas moi.

Vous pouvez décrire les ambiances musicales, les instruments utilisés ?

FK : On passe par plein d’émotions qui sont en partie au service de l’image. On a aussi des moments où on peut vraiment parler de concert avec des moments faits pour les musicien·ne·s. Là on se détache et on est dans une performance concert. On est entre le rock, le jazz…

GT : Quand on accompagne les dessins en musique, avec les harmonies, on peut parler de musique de film car c’est un code en soi. Et quand on est plus que tous les deux, on se rapproche d’un concert de scènes de musiques actuelles avec du jazz, de l’électro.

CG : Il y a aussi les instruments fabriqués qui amènent une tout autre dimension.

FK : Oui ! Mais autant dans mes autres spectacles c’était une sorte de point de départ, dans celui-ci je les ai pour l’instant un peu moins mis en avant. Là j’ai trois objets sonores et je ne sais pas encore quelle forme ou quelle importance ils prendront. Ça sera la surprise.

Est-ce que vous pouvez parler des différentes techniques plastiques et graphiques utilisées pendant le spectacle ?

CG : Alors il y a deux choses. La première partie du spectacle va plus être plus artisanale, avec du dessin pur, de l’encre, du papier froissé, des craies, des outils. L’autre partie est plus technique. Pendant tout le spectacle on filme nos mains qui dessinent et on projette, sur le support filmé, des images qui sont dessinées à l’iPad. Ça amène une double dimension qui est assez rare dans les spectacles. 

SR : Ça donne un côté traditionnel et numérique à l’ensemble. La plupart du temps dans les spectacles en direct, soit les gens dessinent à la main soient ils dessinent à la tablette. Mais là on mélange les deux. 

CG : Ça permet énormément de choses. C’est une source d’inspiration et d’expérimentation infinie. C’est piégeux et génial à la fois. Cette contrainte du noir et blanc nous a permis d’essayer plein de choses pour lesquelles il a fallu faire des choix. 

SR : Dans Minuit, il y a des passages dessinés, mais c’est moins du dessin que vraiment une performance plastique, d’arts appliqués. Il y a de la manipulation d’objets qu’on a fabriqués, des astuces, des effets de matières, de lumières. Les moments où on dessine pendant le spectacle existent, mais à côté de tout ce que représente la manipulation, la gestion des lumières, c’est une moindre partie en réalité. 

Avant de commencer la résidence, à quel stade était le spectacle et comment celui-ci a‑t-il évolué ? 

CG : Je dirais qu’on est toutes et tous arrivé·e·s avec la tête pleine d’idées en tout genre. On avait plein de scènes, de déroulés. Il y a aussi le fait qu’on n’a pas toutes et tous les mêmes contraintes si l’on est musi​cien​.ne ou illustratrice. Nous on est dans la contrainte plastique, si jamais on doit recommencer, on doit reprendre une feuille car on ne peut pas effacer. On a eu la présence de Fabio Godinho pour avoir un regard extérieur aussi et ça nous a beaucoup aidés pour nous donner les outils pour communiquer, répéter et créer tous·tes ensemble. On a trouvé un langage et des timings qui nous correspondent et qui nous permettent de nous comprendre sur le moment. Et là il y a une vraie différence avec le début de la résidence, car maintenant on est capables de vraiment communiquer une émotion partagée.

GT : Puis là, c’est plus une création à quatre alors qu’au début on était peut-être un peu chacun de notre côté. 

FK : Oui et chaque domaine, que ce soit la musique ou le dessin, a ses spécificités qui lui sont propres pour créer ou se concentrer. On s’était mis d’accord sur les scènes à faire, mais chacun avait un peu préparé de son côté, alors que maintenant on crée ensemble. Et dans la dynamique ça change beaucoup. Cette résidence arrive assez tôt dans la création, on avait eu 5 jours seulement avant pour commencer à créer et préparer le spectacle. Tout était encore assez frais et là on est toutes et tous content·e·s de cette résidence car ça nous a permis d’acter notre contenu, qui était encore flou, et surtout d’avoir des regards extérieurs. Avoir des idées et de voir comment elles vont être perçues par exemple. Car à la base, on n’est pas des gens qui écrivent des storyboards, on ne raconte pas d’histoires, ce n’est pas notre métier. 

SR : Comme évolution par rapport à cette résidence, moi je dirais qu’il y a vraiment deux points sur lesquels on a beaucoup évolués : déjà sur ce que l’on raconte et comment on le fait. Et il y a aussi la manière dont on en parle entre nous. En dix jours on est beaucoup plus capables de se mettre autour d’une table et d’en parler.

GT : Pour revenir au contenu, c’est assez compliqué de mettre en forme les émotions, c’est assez flou, même assez personnel. 

CG : Il y a beaucoup de contraintes, vu que l’on n’a pas de textes, ni de paroles, il faut réussir à communiquer avec la musique et le visuel.

FK : Et ce que je ne trouve pas facile, c’est qu’on a plus d’idées que pas assez, on est tous·tes assez créatif·ve·s et on a mille idées à la seconde. La difficulté, c’est de ne pas se marcher dessus, laisser les autres s’exprimer, mais pendant que tu parles avec un, les autres ont déjà dix nouvelles idées à la seconde. C’était compliqué de canaliser nos idées, trancher, choisir, expérimenter et finaliser. 

Est-ce qu’à un moment le spectacle a changé, a pris une direction à laquelle vous n’aviez pas pensé ?

SR : Alors déjà plastiquement c’est sûr. On a fait des essais au départ où on testait plein de choses pour voir ce qui marchait. C’est très différent de ce qu’on avait proposé au début. Il a fallu expérimenter énormément. 

FK : Et je pense que particulièrement dans le dessin et le travail plastique, il y a beaucoup d’idées qui se trouvent par accident et où l’on se dit d’un coup « ah tiens ça c’est intéressant ». 

CG : Oui, c’est même essentiel et c’est ça qui était difficile aussi au début de la résidence. Vous, vous aviez écrit déjà plein de choses de votre côté, nous on avait bossé en atelier et chacun·e est arrivé·e avec des idées dans ses valises. Il a fallu choisir ce qui marchait le mieux et c’était très enrichissant. 

SR : Le spectacle est composé de plein d’accidents. On faisait quelque chose, on regardait l’écran, on tournait la feuille dans un autre sens, on appuyait sur le mauvais bouton, il y a un truc qui a fait une tâche, mais en fait c’est super beau, et on se posait ensuite la question « est-ce qu’on peut le refaire et l’intégrer » ?

Avec cet aspect improvisation, est-ce que le spectacle peut être amené à changer au fil des représentations et du temps ?

FK : En fait, à la base du cahier des charges quand on parlait du noir et blanc, et des contrastes, on voulait qu’il y ait de l’improvisation car on aime tous·tes ça. Et en plus quand on joue un spectacle beaucoup de fois, c’est super important pour nous, pour l’émotion pour éviter de se lasser. Il y a des choses très calées mais aussi des belles plages d’improvisation.

GT : La forme va rester la même, c’est très précis, on a plein de points de rendez-vous. Et même au niveau de la narration, il faut qu’on garde ce rythme qu’on a trouvé jusque-là. 

FK : Ce qui ne veut pas dire qu’on ne pourra pas raccourcir une scène, ou l’allonger si on le sent, mais ça sera à affiner.

SR : Par exemple quand il faut qu’on dessine une ville, on sait que l’on a tant de temps pour le faire. Ce temps donné, lui, ne changera pas, mais la façon de faire, elle, pourra changer. On aura d’autres idées, une meilleure dextérité, c’est organique, il faut que ça bouge.

CG : Et on dessine beaucoup avec des outils pas habituels. Il y a notamment il y a une scène où on dessine une ville sur une plaque en verre avec une aiguille à tricoter très longue. Et ça change la façon de faire. 

SR : Et on n’est pas des spécialistes de l’aiguille à tricoter, donc il nous faut un peu de temps (rires).

À quoi peut s’attendre le public de Minuit en termes d’émotions pendant le spectacle ?

FK : Je pense qu’il traverse beaucoup d’émotions, de toutes sortes. Il y a de fortes chances qu’il se projette bien dans ce sujet. Il y a de la tristesse, de la colère, de la joie, de la gaité. Mais on ne peut pas trop le savoir à l’avance.

GT : Et même entre nous ça peut être différent. Moi je pensais au terme de « saudade » en portugais. Mais je ne crois pas qu’il y ait un équivalent en français. 

CG : Une sorte de nostalgie?

FK : De tristesse aussi?

GT : Oui mais pour moi c’est aussi quelque chose de joyeux, de beau… La beauté dans la tristesse. Mais il n’y a pas que ça. 

CG : C’est ça qui est chouette aussi, on sera sûrement surpris·es des retours des gens. Hier on a fait un filage et on a eu un retour de quelqu’un qui ne connaissait pas le pitch. Il a donc exprimé son ressenti avec ses propres mots et c’était très important pour nous. 

FK : Et je pense que chacun·e ressentira des choses selon son vécu. C’est ça que permet Minuit, vu que les gens ont tous·tes un bagage et un passé. Les émotions qu’ils vont ressentir vont beaucoup à avoir avec ça. On va tendre la main à plein d’émotions possibles et les gens vont attraper ça au vol. 

S R: En tout cas on l’a construit comme ça. Quand on faisait chaque plan, on se posait la question de ce que l’on ressentait face à cette image avec cette musique. Et quand on ne ressentait rien, on ne la gardait pas. Et à l’inverse parfois lors d’accidents, il se passait quelque chose et donc on la gardait. La boussole de la construction du spectacle ça a vraiment été ce qu’on ressent. Et je pense qu’en construisant le spectacle comme ça, on arrivera à transmettre ça au public.

CG : Je voudrais dire une dernière chose. On a eu la présence de Fabio Godinho pour la mise en scène mais on a aussi un super technicien (Léo Thiebaut, ingénieur son des Rotondes) qui nous donne un super regard extérieur sur le spectacle. En plus d’être technicien lumière et son, il fait vraiment partie de la création, il nous donne plein de conseils, il a plein d’idées créatives et il règle beaucoup de nos problèmes techniques. 

FK : La résidence, elle permet d’avoir un cadre agréable. On est bien installé·e·s, on a une personne comme Léo qui est là tout le temps et en même temps que nous. C’est le premier à se plonger dans l’histoire avec nous, on lui a dit dès le début que ses idées sont les bienvenues, même ses critiques. On a un super échange avec lui et on crée vraiment ensemble.